Tout le monde en conviendra : lire n'est pas une activité de tout repos. La vue y est certes sollicitée, et même d'emblée, mais c'est pour aussitôt s'éclipser. S'il était purement vu, le texte (dans son sens étendu d'objet de l'interprétation) ne serait pas encore lu. La lecture proprement dite aura lieu dès l'instant où je cesse de voir ce qui m'est donné à voir pour me faufiler au-delà. J'embrasse à présent une réalité tri-dimensionnelle, je deviens le texte et le texte m'épouse, je flaire et je ressens, j'hallucine et je jubile, bref : je lis. La lecture sera synesthésique ou ne sera pas. Mon voyeurisme n'est plus trivial mais absolu. Or ce don de voyance que je m'accorde pour pallier mon aveuglement du départ n'est pas sans risques : je ne suis à l'abri ni de la méprise ni de la foi aveugle. Et c'est là le côté ironique de toute lecture. On a beau s'investir dans l'oeuvre, tôt ou tard l'enchantement sera rompu. Je me vois en train de lire, donc je ne lis plus. Le texte me renvoie soudain à mes propres limites. Il n'empêche que cet ébranlement du sujet soit souvent déclencheur d'une expérience esthétique, expérience qui porte également un enseignement : la lecture aujourd'hui engage quiconque s'y adonne à être prêt à abdiquer à chaque instant ou, du moins, à respecter l'illisible et l'inappropriable.
L'aboutissement de ce travail ce confond avec son présupposé majeur : inutile de vouloir maintenir le clivage entre lecture textuelle et lecture tout court (d'une image, du monde, d'un corps désiré, etc.), ce sont leurs empiètements qui restituent à ce geste ancestral et sans doute universel son souffle et son ampleur. Des scènes de perception entravée, lacunaire ou défectueuse, glanées dans le patrimoine littéraire et plastique contemporain (Proust, Cocteau, Michaux, Calvino, Manganelli, De Chirico, Alechinsky, Fuentes, Biély, Nabokov, Gombrowicz et tant d'autres) et appréhendées comme autant de simulacres de l'expérience de lecture, nous ont permis de cerner l'activité lectorielle au plus proche des textes.